CHAPITRE XXV
Le guide aveugle
Le 2 janvier, Staline convoque les principaux chefs militaires au Kremlin. Il les reçoit, entouré des membres du Bureau politique, les salue d’un signe sec de la tête, les invite à s’asseoir et attaque : il n’a pas dormi de la nuit, dit-il, pour lire le projet de discours final que Timochenko doit prononcer à la conférence de l’état-major, réunie depuis quatre jours, et lui communiquer ses corrections. Trop tard, la réunion est finie ! Timochenko proteste : il lui a envoyé son projet il y a quelque temps déjà ; Staline explose : « Je ne suis pas obligé de lire tout ce que l’on m’envoie[1046]. » En fait, en ce début d’année, une peur panique le paralyse, l’aveugle et le rend sourd aux avertissements.
Le lendemain, Hitler réunit à Berlin les chefs d’état-major, Ribbentrop et quelques officiers supérieurs. Il leur affirme sa confiance en Staline : « un sage », dit-il. Sans agir directement contre l’Allemagne, « il accumulera les difficultés chaque fois que l’occasion s’en présentera ». L’Angleterre, poursuit-il, ne continue la guerre que parce qu’elle attend l’intervention russe qui lui permettrait, avec l’aide des États-Unis, de former une véritable armée. « C’est cela qu’il faut éviter en taillant les Russes en pièces dès maintenant[1047]. » Quinze jours plus tard, recevant Mussolini au Berghof, du 18 au 20 janvier, il lui affirme : « Tant que vivra le sage et prudent Staline, aucun vrai danger ne se présentera[1048] » du côté soviétique.
Staline se conduit effectivement avec prudence et multiplie les gestes amicaux. Il autorise l’attaché de l’air allemand, le général Aschenbrenner, à visiter les usines d’aviation soviétiques les plus modernes. Le 10 janvier 1941, Moscou signe avec Berlin un nouvel accord commercial. Pour mieux tromper Staline, les Allemands ont détaillé dans le texte de l’accord les livraisons qu’ils attendent et promettent jusqu’en août 1942. La signature de l’accord intervient entre deux séries de manœuvres militaires soviétiques, qui se déroulent du 2 au 6 janvier et du 8 au 11 : toutes soulignent les faiblesses de l’Armée rouge. Staline s’énerve et, le 13 janvier, convoque le haut commandement au Kremlin avec la direction du commissariat à la Défense et les commandants des troupes des districts militaires. Meretzkov entame la lecture d’un rapport sur les deux séries de manœuvres. Staline l’interrompt grossièrement deux ou trois fois, le chef d’état-major, affolé, s’embrouille, se répète, perd le fil de ses idées, bafouille. Staline tranche : « Le malheur, c’est que nous n’avons pas de véritable chef d’état-major. Il faut remplacer Meretzkov », et met les militaires dehors. Le lendemain, il mande Meretzkov et Joukov vingt minutes au Kremlin, annonce au premier sa révocation et au second sa promotion. Joukov objecte qu’il n’a jamais travaillé dans un état-major. Staline balaie l’objection : « Le Bureau politique a décidé de vous nommer[1049]. »
Joukov se met au travail et découvre que le commissariat aux Transports de Kaganovitch n’a aucun plan de mobilisation des chemins de fer de la zone occidentale du pays en cas de guerre. Il en réclame un. Kaganovitch refuse de s’y atteler, Staline doit le lui ordonner personnellement. Plus fâcheux : selon Joukov, il s’intéresse très peu à l’activité de l’état-major, dont il n’écoute les rapports, comme ceux du commissaire à la Défense, que rarement et avec une attention plus que flottante. Joukov n’arrive pas plus que ses prédécesseurs à lui exposer complètement la situation de la défense du pays, les questions militaires les plus urgentes et les possibilités de l’ennemi potentiel. Staline accorde aussi peu d’intérêt aux rapports des commandants de front. Pavlov lui en adresse un, le 18 février, à propos de l’état déplorable des communications sur le front Ouest. Staline ne prend aucune mesure sérieuse. Sans doute craint-il que l’état-major allemand ne considère comme une menace des travaux de modernisation des voies de communication dans ce secteur. À l’époque, les jeunes généraux croient que Staline dispose de connaissances militaires supérieures aux leurs. La guerre dissipera leurs illusions…
Au début de février, avant la XVIIIe conférence du Parti (15-20 février), Timochenko emmène Joukov à la datcha de Staline. « À quoi faut-il se préparer ? » lui demande Joukov. À tout, lui répond Timochenko, qui le prévient que Staline n’écoutera pas un long rapport et l’invite à exposer en dix minutes tout ce que Joukov lui a raconté en trois heures. Staline reçoit les deux hommes avec Koulik, Kalinine, Molotov et Malenkov. Joukov affirme la nécessité de renforcer la défense des frontières occidentales, Molotov l’interrompt : « Eh quoi, vous pensez faire la guerre aux Allemands[1050] ? » Dès la fin du rapport, Staline invite la compagnie à table à un repas assez simple : un épais borchtch ukrainien, une bouillie de sarrasin, des viandes bouillies, puis des fruits au sirop et des fruits frais. Staline, en forme et de bonne humeur, régale ses invités avec du vin rouge géorgien que Joukov trouve bien léger, et auquel la plupart de ses invités préfèrent le cognac arménien.
Malgré son désintérêt pour les travaux de l’état-major, Staline participe activement aux discussions sur l’élaboration d’un plan opérationnel, adopté le 11 mars 1941, qui envisage de développer la contre-offensive de l’Armée rouge vers Poznan en direction de Berlin et sur l’axe sud-ouest vers Prague et Vienne. Pendant que l’état-major élabore ces plans dignes de Picrochole, Staline refuse encore d’accepter toute concentration des troupes vers la frontière. Il est néanmoins inquiet. L’ordre du jour du 23 février 1941, revu par lui et proposé par le maréchal Timochenko pour le 24e anniversaire de la création de l’Armée rouge, en témoigne. Il invite les troupes à se préparer moralement « face au danger d’une attaque surprise », afin d’éviter d’être pris au dépourvu. L’origine de l’attaque surprise éventuelle, non précisée, n’est pourtant pas douteuse. Mais Staline se contente de cet avertissement verbal. Les mesures militaires prises depuis des mois frappent par leur aspect désordonné, contradictoire, et même chaotique. L’historien Valéri Popov, reprenant la théorie stalinienne de la trahison et de la cinquième colonne, en fait reporter toute la responsabilité sur l’état-major et sur un corps de généraux, auxquels il prête gratuitement un éventuel mais « vacillant espoir de "se débarrasser" des bolcheviks avec l’aide allemande[1051] ».
La liste des incohérences est impressionnante : les vieilles fortifications construites sur l’ancienne frontière de 1929 à 1935 sont abandonnées, voire démantelées, la construction des nouvelles, le long de la frontière récemment retracée, commence lentement et n’en couvrira en juin que la moitié, avec des intervalles béants de 50 à 60 kilomètres. Lorsque la guerre commencera, une partie des divisions destinées à couvrir la frontière (comme la XIIIe armée) seront encore en cours de formation ; les troupes de gardes-frontières, étirées sur des centaines de kilomètres, n’ont pas été mises en état d’arrêter et même de freiner une offensive sérieuse. L’armement antichar est déficient. Les munitions et les obus restent entassés dans les entrepôts. Deux semaines avant l’invasion allemande, l’état-major de la IVe armée en Biélorussie ordonne au commandant de la 22e division blindée de retirer les munitions des chars et de les déposer dans les entrepôts.
Certes, Staline ne saurait être tenu pour responsable direct de chacune des mesures prises, mais il en porte la responsabilité générale par l’atmosphère délétère qu’il a créée dans le haut commandement, par l’incompétence de nombreux promus, par l’indécision au moins apparente de sa politique, dont les tenants et aboutissants restent totalement ignorés des chefs militaires. Staline leur dissimule, en effet, l’essentiel des informations. Il renforce en revanche sa pression sur les vieux dirigeants. À la conférence nationale du Parti du 17 au 20 février 1941, il rétrograde six membres du Comité central, dont Litvinov, parce qu’ils « n’ont pas rempli leurs obligations de membres du Comité central » ; il fait également exclure quinze suppléants, dont l’ancien commissaire à la Métallurgie lourde, Jemtchoujina, que son autocritique ne sauve pas : alors que le Parti a tout fait pour elle, elle s’est laissée aller et n’a pas exercé la vigilance la plus élémentaire, puisque son adjointe et l’une de ses amies étaient des espionnes. Molotov s’abstient lors du vote des exclusions. Staline nomme aux postes vacants une quinzaine d’officiers supérieurs, dont Joukov. C’est le signe, sinon qu’il prépare la guerre qui vient, du moins qu’il l’attend.
Il exclut neuf membres de la commission de Contrôle, eux aussi accusés de ne pas avoir satisfait aux obligations de leur fonction, et fait voter par la conférence un avertissement à six commissaires du peuple, membres du Comité central, dont Kaganovitch, l’ancien numéro deux du régime : « S’ils ne se corrigent pas, s’ils n’exécutent pas les missions du Parti et du gouvernement, ils seront exclus des organismes du Parti et du gouvernement, et démis de leurs fonctions[1052]. » Au Comité central qui suit, il annonce une nouvelle purge : « Il est indispensable d’associer quelques nouveaux camarades au travail du Bureau politique, pour qu’ils se forment et puissent remplacer les anciens[1053] », dont l’élimination est ainsi programmée. Au lendemain de la Grande Terreur, ces anciens se comptent sur les doigts d’une seule main : Molotov, Kaganovitch, Mikoian, Vorochilov et Andreiev. Les prochaines victimes sont donc parmi eux. La guerre différera leur élimination.
De janvier à la fin mars 1941, une centaine de divisions allemandes font mouvement vers la frontière soviétique. Le 20 mars, le chef du renseignement soviétique, Golikov, soucieux de dire à Staline ce que ce dernier attend, atténue considérablement la portée de ces informations en précisant que la majorité des rapports indiquant la probabilité d’une guerre soviéto-allemande au printemps 1941 proviennent de sources anglo-américaines, qui ont pour but de détériorer les relations entre l’URSS et l’Allemagne. Et il ajoute : « L’ouverture des hostilités contre l’Union soviétique se produira dans le sillage de la victoire sur l’Angleterre ou après la conclusion avec elle d’une pause avantageuse pour l’Allemagne[1054]. » La première perspective paraissant peu probable, Staline veut surtout éviter que la seconde ne se réalise…
Balançant sans cesse entre la tentative de séduction et l’avertissement à Hitler, Staline prend une décision lourde de conséquences. Le 25 mars 1941, le gouvernement yougoslave s’associe au pacte anti-Comintern. Ribbentrop a expliqué à son premier ministre qu’il ne devait pas compter sur l’aide de la Russie : Staline, lui a-t-il dit, est un « homme raisonnable et lucide », conscient qu’un conflit avec l’Allemagne « aboutirait à l’effondrement de son régime et de son pays[1055] ». Le surlendemain, les antinazis renversent le gouvernement monarchiste yougoslave. Hitler, furieux, signe, le 30 mars, un ordre terrible. L’objectif de la guerre prochaine étant « d’exterminer le bolchevisme, dont les tenants sont les fonctionnaires politiques et les commissaires militaires qui ne peuvent être considérés comme des soldats », ils devront être, lors de leur capture, remis à la Sécurité (qui les liquidera) ou « fusillés par la troupe[1056] ».
Hitler considère comme un défi le pacte de non-agression signé par Staline avec la Yougoslavie dans la nuit du 5 au 6 avril, et le dit sans délai. Staline fanfaronne devant l’attaché militaire yougoslave Gavrilovic, inquiet d’une agression allemande : « Les troupes soviétiques, dit-il, sont prêtes, et si les Allemands passent à l’offensive, ils recevront un coup en pleine figure. » Gavrilovic s’extasie : « Staline a une volonté superbe, il commande tout, il comprend tout, son âme est pleine de force et d’énergie[1057]. » Le 6 au soir, un banquet doit réunir les signataires pour célébrer l’accord. Mais au moment où Staline se met au lit dans sa datcha, la Luftwaffe bombarde Belgrade et rase la ville à moitié, et la Wehrmacht franchit la frontière yougoslave. Hitler montre à Staline le peu de cas qu’il fait de son soutien officiel à la Yougoslavie. Staline comprend le message et dément aussitôt ses propos virils. Il décommande le banquet dont la tenue, dit-il, aurait inévitablement « un caractère de défi provocateur[1058] ». On ne saurait mieux s’aplatir devant la démonstration de force du Führer. Mais Staline, après son initiative imprudente, n’avait guère le choix.
Le 10 avril, la Wehrmacht occupe Zagreb, et, le 13, les ruines de Belgrade. Cette Blitzkrieg, qui contraste brutalement avec le piétinement de l’Armée rouge en Finlande, plonge Staline dans un désarroi furieux. D’autant que le rapport de Timochenko et Joukov sur l’aviation soviétique est terriblement cruel : chaque jour, lors des exercices d’entraînement, deux ou trois avions, en moyenne, s’écrasent au sol, ce qui fait, selon eux, de 600 à 900 avions dans l’année. Pour le premier trimestre (incomplet) de 1941, ils ont comptabilisé 71 catastrophes, 156 avaries diverses, la mort de 141 pilotes et la mise hors service de 128 avions. Ils proposent en conclusion de limoger le chef de la Direction principale des forces aériennes, Rytchagov, dont, un an plus tôt, Staline saluait le jeune talent révélé au cours de la guerre de Finlande, et de traduire en justice plusieurs chefs d’escadrille. Staline avalise la liste des futurs condamnés et y ajoute deux autres membres de la Direction des forces aériennes.
Les événements de Grèce ne peuvent améliorer son humeur depuis que les 100 000 soldats de l’armée britannique se sont dérobés face à la Wehrmacht : le 23 avril, l’armée grecque capitule et, le 25, le drapeau nazi flotte sur l’Acropole.
La campagne yougoslave a-t-elle sérieusement retardé l’attaque de l’URSS par la Wehrmacht, qu’Hitler prévoyait initialement pour la mi-mai ? L’état-major allemand avait retenu cette date pour permettre à la Wehrmacht de conquérir les plaines de Russie centrale et d’Ukraine pendant que les blés étaient encore verts et empêcher ainsi l’Armée rouge d’y mettre le feu dans sa retraite. La mi-mai correspondait effectivement à cet objectif. Mais, en ce printemps 1941, la pluie est tombée pendant tout le mois de mai et le début de juin sur la Pologne soviétique et la Biélorussie, transformées en vastes étendues boueuses, voire marécageuses. La promenade militaire yougoslave, puis grecque, qui a détourné de la frontière soviétique quinze divisions allemandes, a certes concentré sur les Balkans l’attention de Hitler et de son état-major pendant près d’un mois, mais il n’est pas certain que l’offensive allemande aurait pu se déployer avant que le soleil ait asséché les routes de terre qui forment l’essentiel du réseau soviétique.
La Blitzkrieg yougoslave pousse Staline à multiplier les initiatives. Pour se protéger à l’est, il signe le 13 avril 1941 un pacte de non-agression avec le Japon. Le lendemain, un banquet célèbre l’événement. Les toasts succèdent aux toasts et, dans un geste inhabituel, Staline, à moitié ivre, accompagne à la gare le ministre des Affaires étrangères japonais Matsuoka, dans le même état que lui. Il donne l’accolade à plusieurs Japonais, à l’ambassadeur et au ministre, empoigne le colonel Krebs de l’ambassade allemande, et s’écrie : « Nous avons été amis avec vous et nous resterons toujours amis avec vous. » En chemin, il a informé Matsuoka, dans une confidence destinée plus à Berlin qu’à Tokyo, qu’il est « un partisan convaincu des puissances de l’Axe et un ennemi de l’Angleterre et de l’Amérique ». Matsuoka le répète à Schulenburg, que Staline cajole sur le quai de la gare ; il le happe par les épaules et lui déclare : « Nous devons rester des amis, et vous devez maintenant faire tout ce qui est en votre pouvoir pour cela[1059]. » Schulenburg transmet aussitôt ce message et ces attentions prévenantes à Berlin.
Le souci premier de Staline est toujours de ne pas irriter Hitler. Le 20 avril, les membres du Bureau politique, après avoir admiré des danses tadjiks au Bolchoï, se rendent au Kremlin. Staline a convoqué aussi Dimitrov. Il annonce son intention de dissoudre le Comintern et abreuve le Bulgare de motifs idéologiques : le temps du « communisme national » est venu : « Il faudrait que les partis communistes ne soient plus des sections du Comintern mais soient tout à fait autonomes. Ils doivent se transformer en partis communistes nationaux […]. Il est important […] qu’ils résolvent de façon indépendante les tâches concrètes qui se posent à eux dans leur pays. Or, la situation et les tâches sont très différentes selon les pays. En Angleterre c’est une chose, en Allemagne c’en est une autre. » Soulignant ensuite que l’Internationale a été créée sous Marx, puis le Comintern sous Lénine « dans l’attente de la révolution internationale prochaine », il insiste à nouveau sur la priorité des tâches nationales dans chaque pays. Enfin, « l’appartenance des partis communistes au Comintern, dans les conditions actuelles, facilite l’offensive de la bourgeoisie contre nous dans ses plans pour les isoler des masses dans leur propre pays[1060] ». D’ailleurs, ajoute-t-il, on pourra un jour reconstituer l’Internationale. Cette argumentation n’est qu’une couverture idéologique destinée à masquer le motif réel : faire un geste de bonne volonté en direction d’Hitler. La liquidation du Comintern signifie l’abandon officiel et public de la révolution mondiale attachée à son nom, et donc l’abandon, réclamé par Hitler, de la « propagande communiste » dans les pays tiers. Elle signifie, par ailleurs, le renforcement du lien direct de chaque parti avec le Kremlin et de sa subordination immédiate à ses besoins. Si les tâches des partis communistes nationaux varient selon les pays, celle du PC allemand peut être demain d’apporter un soutien critique au régime du Reich pour souligner la solidarité de Moscou avec les puissances du pacte anti-Comintern. Le gage donné à Berlin doit être camouflé. Aussi Staline demande-t-il à Dimitrov et à ses camarades, qui s’y attellent dès le lendemain, de remplacer les fameuses vingt et une conditions d’admission au Comintern de 1920 par de nouvelles. Le lendemain, Dimitrov, Togliatti et Thorez, réunis, applaudissent la position de Staline.
Les services de renseignements soviétiques, soucieux à la fois de répondre aux désirs du patron et d’éviter toute accusation de trahison, ne dissimulent rien d’essentiel à Staline mais lui présentent des rapports « à la carte », en lui laissant le choix d’y adopter ce qui lui convient le mieux. L’historiographie khrouchtchévienne insistera sur la responsabilité personnelle de Staline dans la catastrophe de 1941, dans la mesure où il est resté obstinément sourd à des avertissements répétés et clairs, pour mieux masquer celle d’un appareil qui a pourtant modelé son activité sur les désirs et les préjugés du chef et, par là même, les a confortés.
Le tableau présenté par les services soviétiques confirme Staline dans l’idée qu’il se fait de la situation depuis des mois : si l’état-major allemand est animé de visées bellicistes, Hitler, hostile à la guerre sur deux fronts, veut obtenir des concessions supplémentaires de l’URSS. Staline attend donc, plutôt qu’une déclaration de guerre, un ultimatum qui ouvrira la voie à des négociations. C’est d’ailleurs ce que lui affirme, à la mi-mai, l’agent Starchina : « L’Allemagne présentera d’abord à l’Union soviétique un ultimatum contenant des demandes d’exportation plus importantes vers l’Allemagne et l’arrêt de la propagande communiste. Afin de satisfaire ces demandes […] plusieurs régions ukrainiennes seront occupées par l’armée allemande[1061]. » Staline affirme un jour à Joukov que les Allemands ont peur des Soviétiques et lui cite, à l’appui de ses dires, les assurances données par Hitler à l’ambassadeur soviétique à Berlin : les armées allemandes se concentrent en Pologne pour y être entraînées à des tâches décisives à l’Ouest. Joukov ajoute : « Visiblement Staline croyait à cette version, et c’est pourquoi il prenait avec une certaine passivité toutes les mesures pour la défense du pays, pour le renforcement des forces armées[1062]. » Il est en même temps hanté par la crainte d’un armistice entre Londres et Berlin qui délierait les mains à Hitler pour se lancer à l’Est.
À la mi-avril, plus de 200 divisions allemandes sont alignées sur le front de l’Est. Le 21 avril, Churchill avertit Staline des préparatifs de guerre d’Hitler contre l’URSS. Il ne lui apprend rien, mais le confirme dans l’opinion que les Anglais, pour alléger la pression allemande, désirent entraîner l’URSS dans la guerre ; cela le rend encore plus prudent et soupçonneux. Au même moment, l’ambassadeur britannique à Moscou, Stafford Cripps, remet à Molotov un mémorandum menaçant : « Si la guerre dure longtemps, pourrait se faire jour en Grande-Bretagne […] la tentation de conclure un accord pour terminer le conflit » et « l’Allemagne pourrait poursuivre sans embarras l’expansion de son "espace vital" vers l’Est[1063] ». La conjonction circonstancielle de ce mémorandum et du message de Churchill conforte Staline dans l’idée que Londres veut le pousser dans la guerre. Il confie à Joukov : « Vous voyez, on nous fait peur avec les Allemands, on fait peur aux Allemands avec l’Union soviétique, et ils nous montent les uns contre les autres. C’est un jeu politique subtil[1064]. » Début mai, Staline reconnaît en hâte le gouvernement de Rachid Ali qui a pris le pouvoir en Irak avec l’aide des services allemands. Mais, le 5 mai, dans un discours à plusieurs centaines de jeunes officiers reçus au Kremlin, au cours d’un long banquet, il formule un avertissement sans ambiguïté sur le risque prochain de guerre.
Certains veulent voir dans quelques fanfaronnades sans suite l’annonce d’une offensive militaire prochaine contre l’Allemagne. Le numéro 9 de la revue Bolchevik, publié à ce moment, contient par exemple un article de Staline, écrit en 1934 mais non publié alors et sorti des archives qui accuse Friedrich Engels d’avoir soutenu en 1890 l’impérialisme allemand contre la Russie tsariste. On y trouve une phrase souvent citée pour confirmer l’hypothèse d’une politique offensive de Staline : « Si la Russie commence la guerre… » Mais ces bravades relèvent du rituel de la propagande : si guerre il y a, elle se déroulera tout entière sur le territoire de l’ennemi, qui ne mettra pas le bout d’un pied sur le sol sacré de l’Union soviétique…
Ce même 5 mai, Schulenburg reçoit à déjeuner l’ambassadeur soviétique à Berlin, Dekanozov, alors à Moscou. Selon une légende complaisante, Schulenburg lui aurait, par une initiative sans précédent, livré un secret d’État à communiquer à Molotov pour Staline : « Hitler a pris la décision de commencer le 22 juin la guerre contre l’URSS. » Le procès-verbal de la conversation montre qu’il s’agit d’un canard[1065]. Les avertissements de Schulenburg sont ténébreux à souhait.
Le 6 mai, Staline se nomme lui-même président du Conseil des commissaires du peuple à la place de Molotov. Le sens de cette décision n’est pas clair. On peut y voir un signe adressé à Hitler : le vrai dirigeant de l’URSS ne l’est plus en tant que chef du parti communiste mais en tant que chef du gouvernement. D’ailleurs, l’une de ses premières décisions à cette nouvelle fonction est d’esquisser un nouveau geste conciliant envers Hitler, le 8 mai. Il fait avertir les ambassadeurs de la Norvège et de la Belgique occupées que Moscou ne reconnaît plus leur gouvernement en exil, leur retire leurs lettres de créance et leur ordonne de décamper au plus vite. Le 11 mai, le représentant du gouvernement yougoslave en exil, Gavrilovic, hier si admiratif du Guide, reçoit la même invitation à déguerpir. Staline tente de forcer le cours des événements. Le 9 mai, sur son ordre, Dekanozov propose à Schulenburg de publier un communiqué germano-soviétique démentant les bruits sur la dégradation des relations entre les deux États et sur les menaces de guerre. Le 12 mai, lors de sa troisième visite à l’ambassadeur allemand, il l’informe que Staline et Molotov sont prêts à adresser une lettre personnelle à Hitler ; Dekanozov repartant le jour même à Berlin propose que Schulenburg et Molotov se rencontrent pour en discuter le texte.
L’inquiétude de Staline aurait été plus grande encore s’il avait su que, une heure avant cette entrevue, Schulenburg avait reçu l’ordre de préparer l’évacuation prochaine du personnel diplomatique allemand. Cela n’empêche pas l’ambassadeur de suggérer que « Staline, de lui-même, spontanément, s’adresse par lettre à Hitler[1066] ». Schulenburg, diplomate de la vieille école prussienne, hostile à la guerre sur deux fronts, voudrait bien aider à écarter la menace de guerre, mais son influence est nulle. A-t-il, par ses manœuvres dilatoires, contribué à égarer Staline, qui croyait deviner dans sa conduite la politique de Berlin ? Mais rien n’obligeait Staline à voir en lui autre chose qu’un simple exécutant de cette politique.
Le 12 mai également, Dimitrov et Manouilski discutent docilement avec Jdanov de la meilleure manière d’annoncer la dissolution du Comintern. Le soir même, Radio Berlin annonce une nouvelle qui ébranle Staline : deux jours plus tôt, l’adjoint de Hitler, Rudolf Hess, a fui l’Allemagne en avion et sauté en parachute sur le sol de l’Angleterre. Staline voit dans cet épisode rocambolesque l’annonce de plans de paix séparée germano-britanniques préludant à l’invasion de l’URSS par l’Allemagne. Il est persuadé, comme ses services de renseignements le lui confirment, que l’Intelligence Service a attiré Hess en Angleterre à cette fin. Inutile donc de dissoudre le Comintern pour séduire Hitler. Il renonce donc à faire au Führer cette concession trop visible et grosse de remous dans les partis communistes étrangers.
À peine Dekanozov sort-il de son bureau, à dix heures, après lui avoir rendu compte des résultats nuls de sa conversation avec Schulenburg, qu’y entrent Joukov et Timochenko. Staline les autorise à déplacer vers la frontière occidentale et à regrouper, en Ukraine et en Biélorussie, quatre armées représentant 28 divisions et 800 000 soldats stationnées au milieu du pays. Elles se mettent lentement en mouvement dès le lendemain. Mais il envoie promener le général Kirponos, qui, par deux fois dans la première quinzaine de mai, lui demande de placer les troupes du district de Kiev en disposition de combat.
Au même moment, il reçoit, le 15 ou le 16 mai, un « plan de développement stratégique des forces armées de l’Union soviétique en cas de guerre avec l’Allemagne et ses alliés », élaboré par le général-major Vassilevski, chef-adjoint de la direction opérationnelle de l’état-major général. Vassilevski propose de prévenir une attaque allemande par une offensive de l’Armée rouge sur le front Sud-Ouest (la Pologne) destinée à occuper la région de Cracovie et à couper l’Allemagne de ses alliés. Pour certains historiens russes, ce plan signifie que Staline, assoiffé de révolution mondiale, se prépare à attaquer l’Allemagne au début de l’été. Hitler n’aurait fait que prévenir cette offensive. Mais les plans stratégiques se sont succédé depuis des mois, et, afin de se conformer à la propagande sur l’inviolabilité du sol soviétique, ont tous été élaborés à partir de l’idée que l’URSS se défendrait en portant d’emblée un coup foudroyant à l’ennemi sur le sol de ce dernier. Aucun chef militaire n’aurait osé présenter, sous peine de se voir accuser de défaitisme, un plan qui ne s’inscrive pas dans ce rituel. Molotov souligne l’aventure qu’une attaque soviétique aurait représentée : « Nous n’avions pas d’alliés. Alors, ils se seraient unis à l’Allemagne contre nous. L’Amérique était contre nous. L’Angleterre aussi[1067]. »
Staline, en ces mois de tension, est d’ailleurs hanté par la crainte d’une entente anglo-allemande sur le dos de l’URSS. Il ne peut enfin envisager d’attaquer l’Allemagne, alors même qu’au 21 juin au soir l’Armée rouge ne dispose toujours pas de Grand Quartier général et doit se satisfaire d’un simple projet de création de cet organisme… élaboré par Timochenko ! L’absence, au début de la guerre, de cet organe suprême de direction militaire, dictée par la volonté de Staline d’apaiser Hitler ou due aux lenteurs bureaucratiques, a entravé la direction des armées au début de l’invasion. En fait, Staline, conscient de la menace allemande qu’il espérait différer jusqu’en 1942, ébauche divers plans, tous inachevés et qui se chevauchent. C’est ce que souligne le maréchal Rokossovski, alors commandant du 9e corps d’armée mécanisé, qui voit dans les décisions prises un mélange contradictoire de mesures offensives et défensives – à tel point qu’il se demande « s’il existait un plan ».
Staline ordonne d’intensifier la production d’armement pour les troupes stationnées près de la frontière occidentale et essaie d’accélérer l’édification des fortifications le long de la nouvelle frontière. Par deux fois, la direction de l’Armée rouge, en février et mars, insiste sur l’accélération des travaux ; le quartier général y insiste encore par une directive du 14 avril ; ces injonctions ne changent rien. Staline fait voter une résolution dans le même sens par le Bureau politique le 4 juin. Mais les résolutions ne peuvent ni améliorer les transports ferroviaires, ni désengorger les rares routes, ni combler le manque de ciment, de fils de fer barbelés (massivement utilisés pour les camps !), ni même de bois.
Staline sait que l’armée et l’industrie d’armement en pleine réorganisation ne seront prêtes au mieux qu’en 1942 : les chaînes de construction des nouveaux bombardiers (SOU-2) et des nouveaux tanks (KV et T 34) commencent à fonctionner au début de 1941 seulement, et l’Armée rouge ne sera vraiment équipée avec ces nouveaux modèles qu’en 1942. Il sait enfin que l’ordre de mobilisation donné, trente ans plus tôt, par les divers pays, fin juillet 1914, a brutalement cristallisé tous les risques de conflit et contribué à transformer la tension en affrontement armé. Aussi tente-t-il d’éviter toute mesure susceptible de fournir un prétexte à Hitler pour déclencher la guerre. C’est là son erreur. Hitler n’a besoin d’aucun prétexte et pense que l’Angleterre, quoique invaincue, n’est pas une menace sérieuse à l’Ouest puisqu’en France la collaboration avec l’occupant s’épanouit sous le patronage du vainqueur de Verdun.
Le 23 mai, Staline discute près de trois heures avec Joukov et Timochenko sans parvenir à prendre aucune décision. Le 24 mai, Maiski informe Staline : certains ministres anglais veulent mettre à profit la présence de Hess pour sonder Hitler sur d’éventuelles conditions de paix. Le soir, Staline convoque au Kremlin le haut commandement de l’armée (Timochenko, Joukov, Kirponos, Pavlov, Vatoutine, l’amiral Kouznetsov, etc.). On discute pendant de longues heures, face aux « menaces croissantes d’agression de l’Allemagne », des mesures à prendre qui, pour éviter toute fuite, sont strictement limitées à l’état-major. Le corps des officiers est laissé dans l’ignorance totale des débats. Deux jours plus tard, Staline informe Joukov et Timochenko, convoqués au Bureau politique, que Schulenburg demande d’autoriser plusieurs groupes d’enquêteurs allemands à rechercher dans les secteurs frontaliers les tombes de soldats allemands inhumés lors de la Première Guerre mondiale. Le soupçonneux Staline exige simplement que ces recherches soient limitées aux lieux de sépulture. Les deux gradés, stupéfaits, ne protestent pas, mais demandent l’autorisation d’intercepter les aviateurs allemands qui violent systématiquement l’espace aérien soviétique. Staline refuse en reprenant à son compte l’explication donnée par Schulenburg : ce sont des erreurs de pilotes mal entraînés[1068].
Staline, toujours soucieux de diviser les organes du pouvoir afin d’éviter toute collusion, tout regroupement menaçant son autorité sans partage, n’informe pas l’état-major de l’évolution politique internationale, dont le gouvernement, simple organe d’application, ne discute pas plus que des décisions militaires. Il impose sa conception de la guerre à venir, toujours la même : la Wehrmacht concentrera ses efforts sur l’Ukraine pour réaliser le rêve hitlérien d’une Grande Ukraine soumise au Reich, foncer sur le Caucase et mettre la main sur le pétrole de Bakou. Peut-être sa lecture des souvenirs de Ludendorff l’influence-t-il ? Ludendorff soulignait, en effet, qu’en 1917 le pétrole roumain avait permis aux Austro-Allemands de tenir et, rappelant l’invasion de l’Ukraine et de la Géorgie par la Reichswehr en 1918, insistait sur l’importance des ressources du Caucase. Staline concentre donc les forces de l’Armée rouge sur cet axe, dit front Sud-Ouest.
Il soupçonne tout le monde de double jeu et de désinformation : Hitler, Churchill, ses propres services de renseignements, et, englué dans la toile de ces soupçons entrecroisés, il finit par se neutraliser lui-même. Les services de renseignements et les ambassadeurs distillent au compte-gouttes les informations qu’ils reçoivent afin de ménager son irritabilité.
Début juin, Staline fait emprisonner l’ex-commissaire aux Armements, Vannikov, coupable de s’opposer à l’arrêt de la fabrication des chars à canons de gros calibre et des mortiers, dont Staline fait alors réorganiser les chaînes de montage, comme s’il avait tout son temps. Appliquant rigidement sa politique jusqu’au dernier moment, il écarte tous les avertissements sur l’imminence de l’invasion allemande. Cet entêtement se mue en aveuglement. Le 2 juin, Goglidzé, résident du NKVD à Kichinev, l’avertit que les officiers des troupes roumaines, concentrées près de la frontière, évoquent une offensive germano-roumaine contre l’URSS dès le 8 juin. Au même moment, Staline affirme à Timochenko : « Vous devez comprendre que l’Allemagne ne combattra jamais toute seule contre la Russie[1069]. »
Il valorise les informations qui lui confirment qu’Hitler bluffe et qu’il peut différer la date de l’agression, comme celle de Filitov, le représentant de Tass en Allemagne et chef-adjoint du réseau du NKVD à Berlin, qui, le 12 juin, lui télégraphie sa ferme conviction qu’« Hitler a manigancé un gigantesque bluff. Nous ne croyons pas que la guerre puisse commencer demain. Le processus va visiblement durer encore. Il est clair que les Allemands ont l’intention d’exercer sur nous une pression dans l’espoir d’obtenir les avantages nécessaires à Hitler pour continuer la guerre[1070] », à savoir les matières premières que Staline lui fournit si obligeamment. Mais, pour le Führer, le meilleur moyen de les obtenir est de s’en emparer…
Toujours le 12 juin, le Bureau du Comité central du parti communiste de Biélorussie se réunit avec le général Pavlov, commandant du secteur militaire. On évoque une attaque allemande imminente. Le Premier secrétaire du PC de Biélorussie, Ponomarenko, transmet ses informations à Staline qui lui téléphone aussitôt et, pendant quarante minutes, lui lit une directive lui interdisant de céder à la provocation et de fournir un prétexte à une attaque allemande. Deux semaines plus tard, le 25 juin, Staline, pour effacer le fâcheux souvenir de cette longue leçon, téléphonera à Ponomarenko, déjà replié de la capitale Minsk sur Moghilev : « Nous savions que les Allemands se préparaient contre nous, mais nous ne savions pas quand ils allaient commencer la guerre et où ils allaient effectuer leur percée[1071]. »
Le 13, Joukov et Timochenko demandent à Staline d’ordonner le déploiement des troupes près de la frontière. Staline refuse et les invite ironiquement à lire les journaux du lendemain. Un communiqué de l’agence Tass affirme que les relations germano-soviétiques sont tout à fait normales et justifie la concentration de divisions de la Wehrmacht sur la frontière : « On peut penser que le transfert des troupes allemandes vers les zones septentrionales et orientales de l’Allemagne durant cette dernière semaine a comme objet de mener à bien des tâches militaires dans les Balkans et que ces mouvements ont été dictés par des motifs étrangers aux relations germano-soviétiques[1072]. » Si le « on peut penser » est dubitatif, pour des cadres militaires immunisés par les purges contre toute pensée ou initiative individuelle et formés à l’obéissance passive, cette hypothèse de la direction vaut certitude… Suite à ce communiqué soporifique, dont la presse allemande ne publiera pas une ligne, nombre de commandants d’unités rentrent chez eux le soir et les soldats recommencent à se coucher en paix. Goebbels note dans son Journal une phrase de Hitler : « Le communiqué de Tass est l’expression de la peur. Staline commence à trembler devant les événements qui s’approchent[1073]. »
Le soir du 14, Staline invite Joukov et Timochenko au Bureau politique. Les deux généraux arrivent leurs cartes sous le bras. Joukov insiste sur la nécessité de placer l’armée en état de préparation au combat. Staline, qui déambule dans la pièce, explose : « Quoi ! vous êtes venu nous faire peur en brandissant la guerre, ou bien vous voulez la guerre ? Vous n’avez pas assez de décorations et d’épaulettes ? » Joukov, confus, bafouille, se tait et s’assied. Timochenko prend le relais et affirme : si les troupes restent disposées en l’état, l’offensive allemande les enfoncera. Staline s’assied et ricane sèchement : « Timochenko veut nous disposer tous pour la guerre, il faudrait le fusiller », puis, se tournant vers les membres du Bureau politique, il ajoute : « Timochenko est en bonne santé, il a une grosse tête mais il a manifestement une petite cervelle […]. Jamais l’Allemagne ne se lancera seule dans la guerre avec la Russie. » Il se lève, sort, rouvre la porte et lance : « Si vous irritez les Allemands à la frontière et mettez en mouvement les armées sans notre autorisation, alors les têtes voleront, pensez-y », et il referme la porte, plongeant les deux chefs militaires et le Bureau politique dans un silence consterné[1074]. Toujours certain que l’Allemagne ne se battra pas sur deux fronts, il martèle le lendemain à Joukov et Timochenko : « Vous voulez décréter la mobilisation, mettre tout de suite les armées en mouvement vers les frontières occidentales ? Mais c’est la guerre ! Est-ce que vous comprenez ça, tous les deux, oui ou non[1075] ? » Jdanov, d’accord avec lui et nullement inquiet, est parti prendre de paisibles vacances à Sotchi.
Le 16 juin, le chef de la première direction de la Sécurité d’État (le NKGB), Fitine, rédige un rapport fondé sur les renseignements fournis par ses deux agents à l’état-major de l’aviation et au ministère de l’Industrie à Berlin : les préparatifs de l’invasion allemande sont achevés ; l’attaque peut se produire à n’importe quel moment ; il donne même le nom des hauts fonctionnaires nazis chargés de l’administration économique des territoires occupés en URSS, dont ceux des régions de Moscou, Kiev et du Caucase. Merkoulov, le commissaire à la Sécurité d’État, le transmet le lendemain à Staline, qui note rageusement sur le rapport : « Vous pouvez envoyez votre "source" de l’état-major de l’aviation allemande se faire foutre. Ce n’est pas une source mais un désinformateur. I. St.[1076] » Le même jour, il convoque Fitine, l’interroge sur ses sources, puis lui déclare : « On ne peut croire en aucun Allemand à l’exception de Wilhelm Pieck. C’est clair ? – C’est clair, camarade Staline. –Allez, précisez tout cela, vérifiez encore une fois ces renseignements, et faites-moi un rapport[1077]. » Fitine n’en aura pas le temps.
Même l’ambassadeur français à Moscou, Gaston Bergery, prévient l’ambassadeur soviétique en France, Bogomolov, que « l’Allemagne prépare la guerre contre l’URSS[1078] ». Le 19 juin, l’officier SS de la Gestapo Willy Lehmann, agent du NKVD, nom de code Breitenbach, informe son agent-chef Jouravlev, conseiller de l’ambassade, que l’Allemagne attaquera l’URSS le 22 juin après trois heures du matin. Jouravlev informe le résident du NKVD, Koboulov, qui informe Dekanozov, autre proche de Beria. Celui-ci remet sa note à Staline le 21, mais accuse Dekanozov de semer la panique, le menace de le réduire en poussière et propose de le rappeler à Moscou[1079]. Beria est-il aveugle au point de menacer l’un de ses proches, qui sera plus tard fusillé avec lui ? Sans doute pas, mais, en ces jours décisifs, l’entourage de Staline continue ses intrigues de cour orientale.
Le chef du service administratif du Conseil des commissaires du peuple, Tchadaiev, raconte un incident significatif, fin mai, après la réunion du Bureau du Conseil. Ce jour-là, il remet à Staline, pour signature, le relevé de décisions qu’il vient d’écrire au propre. Staline s’assied, s’empare du document et le lit. Soudain Beria s’approche de Tchadaiev, lui tend une grande coupe pleine à ras bord de cognac arménien et lui dit : « À la santé du camarade Staline, il faut vider le verre jusqu’au fond. » Tchadaiev rechigne : il ne peut pas boire tant et ne supporte pas les alcools forts. Toute l’assistance le regarde, Staline continue à lire. Beria insiste : « À la santé du camarade Staline ! » Tchadaiev reste immobile. Staline lève la tête et le fixe, les yeux plissés, sans dire un mot. Tchadaiev, affolé, s’empare de la coupe, et crie : « À votre santé, camarade Staline ! », la vide lentement, sous les regards attentifs des autres, qui suivent des yeux la disparition du liquide. Staline lève à nouveau les yeux sur Tchadaiev qui, rougissant, en sueur, la tête dans un étau, les jambes molles, le dos ravagé de picotements de peur, saisit le procès-verbal signé, repart dans son bureau, où il s’effondre. Beria a montré à Staline sa dévotion…[1080]
Le 20 juin, un agent de Bulgarie annonce l’attaque allemande pour le 21 ou le 22. Richard Sorge, agent soviétique infiltré à l’ambassade allemande au Japon, annonce l’offensive allemande pour le 22. Staline ricane : « Ce Sorge fréquente trop les maisons closes[1081]. » Le 21 juin au matin, Dimitrov reçoit un télégramme de Chou En-laï : Tchang Kai-shek annonce l’invasion de l’URSS par l’Allemagne ce jour même[1082]. Il déjeune avec Molotov qui lui déclare : La situation n’est pas claire.
Un seul dirigeant échappe à la paralysie que Staline impose à tous : l’amiral Kouznetsov, commissaire à la Marine, qui, dès le 19 juin, organise systématiquement le camouflage des bateaux et leur dispersion. Le 21 juin au soir, il place la flotte en état d’alerte par une directive no 1 et téléphone son avertissement aux commandants de la flotte du Nord, de la Baltique et de Sébastopol. La marine soviétique, à laquelle Staline s’intéresse peu, sera ainsi la seule arme capable d’éviter le désastre au début de l’invasion. Au lendemain de la guerre, Staline fera payer à l’amiral cet esprit d’initiative trop efficace…
Ce 21 juin, Staline arrive au Kremlin à 18 h 30 et y reçoit Molotov, rejoint par Beria, Vorochilov, Voznessenski, Malenkov, Kouznetsov et Timochenko une demi-heure plus tard. On l’informe qu’un déserteur allemand a annoncé l’attaque pour le lendemain matin. C’est un provocateur, tranche Staline. Timochenko propose d’accélérer le mouvement des forces soviétiques vers la frontière : « Il est prématuré de publier la directive, rétorque Staline, car il est peut-être encore possible de résoudre le problème par des moyens pacifiques[1083]. » Joukov arrive, peu avant 9 heures, et propose d’adresser aux commandants des trois armées concernées des instructions à mettre en œuvre à partir de 2 h 30 du matin, que Staline cautionne ; elles annoncent une attaque allemande possible mais précisent, conformément à l’obsession de Staline, qu’elle « peut être précédée par une action provocatrice » aux formes indéterminées. Comment y répondre ? La directive se contente d’affirmer : « Nos forces ont pour tâche d’éviter tout type d’action provocatrice qui pourrait avoir pour conséquence des complications graves[1084]. » Elle invite aussi – un peu tard – à disperser et camoufler soigneusement tous les avions stationnés sur les aérodromes avant l’aube du 22 juin 1941, afin d’éviter leur destruction massive.
Le général Kirponos informe Staline qu’un second déserteur a annoncé aux gardes-frontières soviétiques l’attaque allemande pour quatre heures du matin. Staline le prend encore pour un provocateur et part se coucher à sa datcha. Le chef des services de renseignements extérieurs, Fitine, se rend aussi à sa datcha. Le commissaire à la Sécurité, Merkoulov, n’est pas à son poste…
A-t-il vraiment voulu croire jusqu’au bout qu’Hitler n’attaquerait pas avant 1942 ? L’amiral Kouznetsov l’affirme : « Staline a mené la préparation à la guerre […] en se fondant sur les délais lointains qu’il avait lui-même fixés[1085]. » Joukov confirme : « Jusqu’au début de l’agression de l’Union soviétique, l’espoir de différer la guerre n’a pas abandonné Staline[1086] », jusqu’au bout persuadé qu’Hitler répéterait le scénario de la guerre de 1914, à savoir qu’il présenterait un ultimatum à discuter et qu’il serait temps alors de décider ce que l’on devrait faire. D’où sa peur panique des « provocations » qui permettraient à Hitler d’attaquer sans délai. Cinq jours après l’invasion, Molotov, en écho à Staline, expliquera à Stafford Cripps que le gouvernement soviétique ne s’attendait nullement à ce que « la guerre commence sans discussion préalable ou sans ultimatum[1087] ». Hitler n’a pas respecté les règles du jeu. Staline, l’empereur du soupçon, s’est laissé rouler avec une incroyable naïveté.
Les conséquences de cette tactique sont tragiques. Bien que l’Armée rouge compte 186 divisions (sans compter les gardes-frontières et les troupes spéciales du NKVD) et l’armée allemande 153 seulement, cette dernière aligne, sur les trois axes que le Führer a choisis, 4,4 millions d’hommes bien préparés et bien encadrés. Face à elle, l’Armée rouge ne regroupe le long de la frontière occidentale que 3 millions d’hommes mal préparés et mal encadrés. À la veille de l’assaut, l’Armée rouge dispose d’un armement supérieur : si le nombre de canons et de mortiers est identique dans les deux armées (39 000), elle aligne plus de 9 000 avions contre 4 400 pour la Luftwaffe, 11 000 tanks contre 4 000 panzers allemands. Si les avions allemands sont supérieurs et la formation de leurs pilotes bien meilleure, les tanks soviétiques valent les tanks allemands. Mais de cette supériorité matérielle, il ne restera rien au bout de trois jours de guerre, du fait de l’impréparation au conflit.
Le résultat du choc est inévitable. Henry Kissinger affirme : « Dans la direction des affaires internationales, Staline était le réaliste par excellence, patient, perspicace et implacable, c’était le Richelieu de son époque[1088]. » Sa conduite hésitante et son incapacité à prendre une décision claire et nette en 1940-1941 débouchent sur une catastrophe qui ne justifie guère ces éloges.